SÂDHUS
Regards noirs, hagards, épuisés, possédés. Barbes fleuries sur des corps malingres parés d’ossements. Une gamelle pour sébile et la sainte aura du sacrifice pour manteau.
Les Sâdhus, éternels poncifs du mysticisme hindou, veillent sur l’imagier indien. On les projette gardiens du Gange et de ses eaux sacrées, nochers guidant l’âme des trépassés, vigies impassibles récitant des mantras devant des foules prosternées ou jeûnant dans le ventre humide de cavernes.
Il y a les clichés, persistants, que reflète le drapé des longhis chamarrés. Et puis il y a les hommes, ordinaires et uniques, retranchés derrière l’habit. Des hommes qui ont fait sécession, se sont affranchis de la règle des castes qui ostracise plus sûrement que ne divisent les classes socio-économiques. Des hommes transcendés qui ont renoncé à l’argent, au travail, au sexe, à leur maison, à leur famille afin de se consacrer corps et âme à cheminer vers la mort ultime. Celle qui n’offre plus ni peau ni os pour se réincarner. Celle qui ouvre sur l’infini cosmique.
La cendre et la soie. Ces hommes extraordinaires, Denis Rouvre, portraitiste des anonymes héroïques, les découvre en 1992, alors qu’il réalise un reportage sur le barrage controversé du fleuve Narmada. Leurs silhouettes iconiques d’ascètes oints de cendres et de tilak, leur ostentatoire dépouillement s’impriment en lui. Il perçoit leur mystère, pressent les paradoxes qu’il dissimule. Vingt ans plus tard, il les retrouve à Bénarès, capitale spirituelle, les suit le long du Gange, jusqu’à Rishikesh. Les Sâdhus seront ses divins mendiants, ses « clochards célestes ». Pauvres idoles. Vagabonds sacrés.
On ne naît pas Sâdhu, on le devient. C’est donc un choix. Une décision motivée. Par la spiritualité ? Par l’appel ? Par le besoin ? Par la peur ? N’est-ce que le sacerdoce de ceux qui sacrifient les plaisirs matériels aux plus hautes exigences de la foi ? Ou le refuge des damnés du monde, le pis-aller de ceux que la misère accule ? Un choix, quoi qu’il en soit, personnel, pour se dépasser, se racheter ou simplement pour être pris en charge. Un choix dont le dénuement et l’abstinence sont des clauses avec lesquelles chacun s’arrange. Des principes éthiques dont certains s’affranchissent pour succomber à la chair ou se glisser dans de soyeux atours. Fumer plus de charas que n’en réclame la pieuse méditation.
L’être et le paraître. Les Sâdhus, « ceux qui se possèdent », ceux qui ne possèdent qu’eux-mêmes. C’est ainsi que Denis Rouvre les voit. Ainsi qu’il les photographie. Tels quels, en pied, entiers, chargés de tous leur bien. De presque rien. À l’image, fondus dans l’ombre, extraits des scènes de ferveur et de cérémonies rituelles, les Sâdhus oscillent entre la noblesse de l’élu et la détresse de l’indigent.
Ils ne sont plus que l’empreinte, spectrale et solitaire, de leurs existences hors norme. Des signes à interpréter sans grille de lecture, sans légende. Couleurs, bijoux, coiffes, attitudes, regards. Des détails qui rapprochent ou distinguent, indices d’une tradition partagée et de trajectoires uniques, d’une spiritualité commune et d’obédiences multiples. Comme autant de pièces d’un grand jeu de dupes. Humbles couronnes et piètres fétiches pour simples mortels sanctifiés. Fragiles démiurges. À demi nus, à demi libres.
L’errance et la dépendance. C’est le privilège qu’ils ont gagné, la monnaie de leur dévotion. Leur devoir aussi. Les Sâdhus vont sans crainte, sans barrières ni attaches. Ne leur incombe que d’errer, nimbés de sagesse et de dignité. Errer et quêter leur pitance, un parmi cinq millions d’autres divins mendiants. Un parmi plus d’un milliard d’Indiens. Errer mais aussi se démarquer, être remarqué, attiser la charité des pèlerins ou l’insatiable curiosité des touristes. Dépendre, toujours, de l’adoration qui les élève, les protège, les nourrit. Du regard de l’autre.
C’est leur façon d’être au monde, en réaction au monde, de porter leur fardeau sur une voie parallèle que Denis Rouvre admire chez les Sâdhus. Dans une forme de non-identité tendue vers l’anéantissement, ils opposent une résistance à la fatalité de leur naissance. Ils sont ceux qui naissent pour mourir, pour ne plus être. Des individus qui bravent l’ordinaire, le lot commun. De ceux qui peuplent les portraits du photographe. De ceux qui par leur volonté, par leur posture héroïque, se hissent parmi les dieux.
Thomas Flamerion