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Texte de Cécile Cazenave
Ici, chacun aspire à devenir un dieu vivant. Rien de moins. Dans les salles obscures, sur les plages de la banlieue de Dakar et d’ailleurs au Sénégal, où les jeunes s’entraînent à la lutte dite sénégalaise, on attend fébrilement le moment où il faudra combattre sous un soleil de plomb, au centre d’un stade rassemblant des dizaines de milliers de spectateurs affamés. Afin de leur donner la force d’affronter l’adversaire, le marabout aura aspergé le corps des lutteurs d’une potion, versé du lait sur leur torse, leurs épaules, leurs têtes et entonné des formules rituelles pour éloigner le mauvais sort. Les gris-gris accrochés à leurs membres se feront protections. Ensuite, il faudra foudroyer l’adversaire. Qu’ils mettent les quatre appuis au sol, se couchent sur le dos ou sortent du cercle en tombant, et ce sera l’échec, ou pire, l’humiliation. Qu’ils quittent l’arène victorieux, et le public surchauffé les acclamera comme des rois. Peut-être l’un d’eux pourra-t-il, un jour, devenir le champion des champions, le roi des arènes, et être ainsi à l’égal des dieux.
Denis Rouvre a photographié les corps vaillants, les visages, tendus, perpétuellement dans le défi, de ces apprentis lutteurs. Ceux-ci appartiennent à l’une des soixante-dix-sept écuries du pays et pratiquent quotidiennement ce sport unique au monde, subtil mélange de lutte traditionnelle et de boxe à poings nus. Le mouvement d’urbanisation des années 1970 a entraîné l’apparition, dans les villes, de ces combats traditionnels qui étaient organisés au départ dans les villages après les moissons. La lutte s’est professionnalisée, est devenue « avec frappe ». Aux contacts au corps à corpsse mêlent désormais les coups de poings. Et à l’enjeu sportif et mystique du combat s’ajoutent des cachets, aujourd’hui comptés en millions de francs CFA.
Dans les salles discrètes des ruelles dakaroises, les lutteurs viennent chaque soir, prêts à encaisser les coups avec un rêve en tête. Eux, qui vivent de petits boulots et bricolent leur existence brûlent d’échapper à leur condition. Ils veulent devenir célèbres et surhumains. Les noms de leurs idoles résonnent comme ceux des gladiateurs : Tyson, Bombardier, l’Équarisseur, le Tigre de Fass, l’Ouragan de Pikine… Pour ce round qui peut transformer leur vie, les lutteurs sont prêts à combattre jusqu’à la mort. Leurs regards disent qu’ils sont des lions et qu’ils sauteront à la gorge de quiconquefoulera le sable de l’arène.