Sumo
Jusqu’où les hommes sont-ils capables d’aller pour dépasser leurs limites ?
Cette question existentielle constitue le fil rouge de l’œuvre de Denis Rouvre.
Depuis la fameuse série « Sortie de Match» en 2006, l’artiste s’attache à photographier des figures héroïques. Qu’ils soient champions de rugby ou de lutte sénégalaise, sadhus vénérés de Bénarès attendant sereinement leur mort ou Japonais ordinaires ayant survécu au dramatique tsunami de 2011, tous ont su braver leur condition de simples mortels.
Avec cette dernière série consacrée aux sumos, Denis Rouvre poursuit cette quête photographique. Selon la légende, les sumos ne sont-ils pas à l’origine de la création du Japon impérial et aujourd’hui encore, considérés comme des demi-dieux ? Leur mode de vie, associant régime alimentaire drastique (pour atteindre les 150 à 200 kilos nécessaires), entrainement physique intense (une trentaine d’heures par semaine d’endurance, de force et de souplesse) et préparation au combat tant physique que métaphysique (comportant de nombreux rituels), peut expliquer ce statut si particulier. Intégrés au sein d’une écurie, ceux qu’on appelle rikishi («professionnel de la force ») sont astreints à une vie de groupe fortement hiérarchisée et codifiée. Les plus jeunes doivent ainsi s’acquitter des tâches ménagères de la collectivité et même servir les plus âgés.
Loin de toute visée documentaire ou photojournalistique, le travail de Denis Rouvre mise sur l’instant de la rencontre. En éliminant toute anecdote, en resserrant son cadrage sur le visage et le haut du corps, en faisant poser ses modèles devant un fond sombre et en choisissant une lumière contrastée, l’artiste peut mieux se concentrer sur leurs expressions et sur les traces du combat qui vient de se passer.
A l’opposé de la puissance virile des lutteurs sénégalais de la série Lamb, c’est ici la délicatesse presque féminine des sumos qui retient notre attention. Leurs canons esthétiques sont aux antipodes des codes de la virilité occidentale : longs cheveux de jais relevés en chignon, lèvres fines et ourlées, silhouettes rondes et voluptueuses.
Photographiés juste après l’entraînement, ces hommes sont saisis dans une gravité de l’instant. Ce tempo si particulier du relâchement après l’affrontement, est propice à une prise de vue au résultat souvent inattendu. Apparaissent alors la fatigue, l’absence à soi-même mais aussi une impression de puissance assez subtile qui passe d’abord par la posture et le regard. Et si certains visages semblent impassibles, les cheveux collés de sueurs, les peaux trempées par l’argile du dohyō (le ring) attestent de la réalité de l’affrontement.
Il est à noter combien cette quête du juste moment photographique poursuivi par Denis Rouvre peut se rapprocher de celle qui se joue dans l’arène. Dans l’existence d‘un sumo, ce sont des années de préparatifs et d’entrainement qui se dénouent en quelques secondes, quelques minutes tout au plus. Selon le philosophe Colas Duflo, « le sumo est l’art du kaïros à l’état pur» (1), c’est à dire «la vertu de l’action présente, de la compréhension du maintenant, de la prise au vol du bon moment.» Quelques fractions de secondes pour expulser l’adversaire hors du dohyō ou pour lui faire toucher terre par une autre partie du corps que la plante des pieds. Quelques fractions de secondes pour se laisser aller devant l’objectif dans un instant unique, entre oubli de soi, tension et grâce.
Mathieu Oui
(1) «Jouer et philosopher » PUF, 1997.